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  • Photo du rédacteurfallen Raziel

Acte 4


Livaï commençait à avoir très froid là-haut. Perché au sommet de l'arbre qu'Erwin lui avait désigné, il scrutait les alentours, mais peinait à s'y retrouver. Les forêts étaient encore quelque chose de nouveau pour lui, il n'avait pas l'habitude de s'y aventurer et la vaste étendue de feuilles persistantes constamment en mouvement qui l'entourait était plus intimidante qu'autre chose. Il plissait les yeux autant que possible, mais ne vit pas de fin à ce paysage désolant. La lumière du jour baissait drastiquement de minute en minute et cela ne l'aidait pas à y voir clair.

Il se sentait honteux, inutile. Si Erwin avait pu grimper ici, il aurait sans doute repéré quelque chose. Il lui coûtait cruellement de devoir redescendre et avouer à Erwin qu'il n'avait rien détecté d'intéressant pour les sortir de leur situation. Il aperçut tout de même, avant de s'y résoudre, d'autres nuages noirs qui se dirigeaient vers eux et pesta en silence à l'idée d'une nouvelle chute de neige.

La perspective d'errer encore dans cet enfer blanc le mettait en rage. Il aurait voulu couper tous ces troncs d'arbres qui leur barraient le passage et leur bouchaient la vue et ménager ainsi à Erwin et lui un chemin direct vers leur destination. La puérilité d'une telle pensée le frappa de plein fouet et son sentiment d'inutilité se fit encore plus fort. Il se rassura lui-même en se rappelant que s'il n'avait pas été là, Erwin se serait fait bouffer par les quelques titans qu'ils avaient croisés sur la route.

Ils avaient pris leurs marques pour faire face à ce type de rencontre maintenant. Livaï emmenait Erwin derrière un talus ou dans un fossé pour le cacher le temps qu'il en finisse avec les invités surprises. Livaï les attirait à l'écart pour éviter qu'Erwin ne soit repéré ou blessé, puis il revenait le chercher pour reprendre leur route. Il avait la furieuse impression qu'Erwin se sentait frustré de cette organisation, mais ils ne pouvaient faire autrement. L'inaction était l'une des plus grandes frayeurs de son chef. Il jugea qu'il était temps de le rejoindre à présent.

Il se mettait en position pour revenir au sol quand un fracas assourdissant se fit entendre sous lui. Immédiatement, ses sens aiguisés se mirent en marche, et il dégringola rapidement de son perchoir afin de déterminer l'origine de la menace. Il constata tout de suite ce qu'il en était : un titan, sept mètres à vue de nez, marchait entre les arbres sur la neige. Il le distinguait clairement du reste du paysage blanc et changea sa descente en chute calculée. Il tomba précisément sur la nuque de sa cible, qui tressauta sous le choc, sans avoir eu le temps de saisir Erwin, réfugié derrière un épais tronc d'arbre.

Livaï se laissa tomber à terre et s'apprêtait à rejoindre son supérieur sans défense, quand un autre géant, beaucoup plus grand, déboucha dans son champ de vision périphérique. Il entendit Erwin lui hurler de faire attention, mais le titan courut vers eux à une vitesse phénoménale. Livaï se saisit de son chef et parvient à bouler avec lui en dehors de la trajectoire du monstre qui percuta un arbre massif avant de s'effondrer sur les fesses, sonné.

Livaï brandit de nouveau ses lames, mais il constata qu'elles étaient abîmées. Il lui en restait deux, qu'il enclencha, et il savait qu'après celles-ci, il n'aurait plus aucun moyen de les défendre.

- "J'en ai marre, putain ! Ramène-toi, mocheté !" cria-t-il à son ennemi qui se relevait doucement. "J'ai de l'acier à t'faire bouffer !"

Il déclencha ses câbles et planta ses grappins dans le dos du titan. Celui-ci se tourna brusquement, et entraîna le petit homme avec lui. Mais Livaï savait depuis longtemps comment utiliser la force que ce type de mouvement générait. Il se laissa projeter en arrière, et tira sur son câble au bon moment pour opposer une force contraire, ce qui lui permit de tournoyer comme un couperet mortel quasi invisible.

Le titan ne vit pas sa mort arriver. Il s'écroula sur l'arbre, qu'il déracina. Livaï, haletant, regarda ses mains rougies. Des engelures inquiétantes avaient commencé à faire éclater la peau de ses doigts et souffler dessus n'arrangeait rien. L'air froid meurtrissait ses poumons et il sentit ses forces décliner pour la première fois depuis qu'ils se trouvaient dans cette forêt. Il voulait s'arrêter, se blottir dans un endroit chaud et douillet, avec une tasse de thé brûlante... Mais une pensée impérieuse s'imposa devant tout le reste.

Livaï courut vers le corps allongé de son supérieur, recroquevillé sur la neige, et vérifia sa respiration avec ses lames. Une légère buée se forma sur le métal froid et il soupira de soulagement.

- "Lève-toi, allez ! Si on reste là, on est morts !", s'écria-t-il en soulevant Erwin par le col.

Des petits grêlons commencèrent à tomber et à les marteler doucement d'abord, puis avec plus de force. Livaï jura à haute voix.

- "Merde ! C'est pas vrai, ces putains d'experts avaient pas prévu ça non plus ?!"

- "Livaï..."

Erwin avait réussi à se redresser à moitié, un coude au sol. Il semblait en encore plus piteux état qu'avant. Un peu de sang coulait de son front, il avait dû se cogner contre un rocher, et Livaï se surprit à penser que c'était peut-être de sa faute.

Erwin lui avait sauvé la vie cet autre jour. Il l'avait porté sur son cheval et bravé mille dangers avant de parvenir à l'avant-poste. Ils avaient même failli se faire dévorer sur le chemin et si Mike n'avait pas été là, ils ne seraient plus de ce monde. Erwin avait fait ça ; il n'était que justice qu'il lui rende la pareille. Mais il savait qu'il se cherchait juste une excuse commode et concrète pour se masquer ses sentiments réels.

La vérité, c'était qu'il ne pouvait pas l'abandonner. Quoi qu'il puisse arriver, il devait rester à ses côtés et le ramener en sécurité, quel qu'en soit le prix. Parce que... parce que...

- "Livaï, tu m'entends ?"

Erwin avait presque hurlé à son oreille pour couvrir le bruit des balles de glace qui les martelaient. Il reprit ses esprits. Erwin était à genoux devant lui.

- "Le moment est venu ! Il y a d'autres titans dans les parages ! Ils ne se déplacent jamais en solitaire ! Tu dois partir et aller chercher de l'aide, ou au moins sauver ta vie !"

Ca y était, Erwin évoquait de nouveau cette possibilité. Il n'était pas question de fanfaronner comme l'autre fois, Livaï allait devoir se montrer ferme.

- "Non, je reste !" s'insurgea-t-il.

- "Tu ne peux pas te battre contre eux tout en me protégeant ! Je suis un poids mort que tu ne peux pas traîner plus longtemps ! Il est inutile que nous mourrions tous les deux ici !"

- "Arrête tes conneries, j'suis pas un lâche ! Je peux gérer ! J'suis pas fatigué !"

- "Tu ne trompes que toi-même ! Tu n'es pas un lâche mais tu n'es qu'un homme ! Le bataillon a besoin de toi, tu es irremplaçable !"

- "Et toi ?! Tu t'crois remplaçable !? Je fuirais pas, pas la peine d'insister, on rentrera tous les deux !"

- "Va-t-en !" hurla Erwin de plus belle. "Tu n'auras qu'à me laisser le dernier fumigène, je le lancerai peu de temps après ton départ, en espérant que quelqu'un le voit !"

- "Il va faire nuit ! Personne verra rien !"

- "Il reste une chance pour que ça marche ! Livaï..." Erwin toussa, se rapprocha, saisit son visage et le pressa presque contre lui. "Ecoute... la lisière est proche, dans cette direction..." Sa voix se faisait plus faible et ses mains tremblaient sur les joues de son subordonné pétrifié. "Il te suffit de faire vite, les explorateurs sont proches, je le sais... mais je ne peux plus avancer, je te ralentirais... Il te reste mes deux bouteilles de gaz, presque pleines... C'est bien suffisant pour le chemin à faire... Tu m'as fait confiance jusque-là, alors je t'en prie, ne me fait pas défaut maintenant !"

Livaï saisit les mains de son chef et ses yeux se mirent à le picoter furieusement ; les grêlons qui lui frappaient le visage n'étaient qu'à moitié responsables...

- "J'peux pas... j'veux pas te laisser..."

- "Il le faut, pense à toi. Je ne veux pas... que tu meures..."

- "Tu dis toujours... qu'un explorateur n'abandonne jamais un camarade !" se défendit Livaï comme il pouvait. "Ca fait partie de notre code d'honneur !..."

- "Pas si la mort est plus que certaine !... Notre situation est désespérée, Livaï... Les codes ne s'appliquent plus..."

- "Mais... tu..."

Livaï espéra que le temps cataclysmique cachait ses larmes à son supérieur. Erwin l'étreignit avec le peu de forces qu'il lui restait.

- "Ce n'est pas juste...", soupira Livaï contre son torse. "C'est hors de question..."

- "Livaï, c'est un ordre, alors obéis !" cria Erwin en l'écartant de lui pour le regarder dans les yeux.

L'injonction péremptoire d'Erwin fit son effet sur Livaï. Il se raidit, ferma les yeux comme devant une bourrasque violente. Mais il tint bon. Deux forces contradictoires se battirent un instant dans son coeur, mais une l'emporta sur l'autre haut-la-main. Le vent glacial emporta ses larmes. Il agrippa les poignets de son chef et les abaissa vers le sol. Il avait pris sa décision et elle était irrévocable. Il n'eut même pas besoin de l'annoncer, Erwin la comprit de lui-même, en soutenant son regard résolu.

- "Donc... c'est de l'insubordination ?" conclut Erwin, abattu.

- "Et tu vas faire quoi, me botter le cul ? Essaie pour voir !"

- "Tout ce qui risque d'arriver, c'est que nous mourrions tous les deux..."

- "Alors on mourra tous les deux !"

Comme pour ponctuer sa déclamation, de puissantes rafales soulevèrent les plaques de neige et les jetèrent presque au sol.

- "Erwin, tu me botteras le cul autant que tu voudras quand on sera rentrés ! Mais pour l'instant, il faut trouver un abri !"

Livaï se jeta sur Erwin et le remit debout aussi vite qu'il le pouvait. Comme d'habitude, pas de regret ; il se tiendrait à son choix. Ils s'en sortiraient à deux, ou mourraient ici ensemble. Kenny se serait foutu de lui pour sa loyauté déraisonnable. Mais il ne pouvait pas lutter contre son désir de sauver Erwin. Cela dépassait même son instinct de survie.

Il mit le bras de son chef sur ses épaules et le soutint par la taille pour les ramener sur le chemin qu'ils suivaient avant que Livaï ne soit envoyé en reconnaissance en hauteur. Oui, il y avait bien un chemin, détectable sous la neige. Un ancien sentier d'explorateurs peut-être... Erwin avait-il raison, touchaient-ils au but ? Le poids d'Erwin se fit plus lourd et le corps du chef d'escouade bascula sur le côté, entraînant Livaï avec lui. Les deux hommes se retrouvèrent allongés au sol, et la grêle mêlée au blizzard fouetta leurs corps sans pitié.

Ses forces le quittaient. Il devait s'étendre un moment, juste quelques minutes, laisser ses muscles au repos. Mais il allait devoir fournir un nouvel effort pour mériter cette récompense. Il se redressa à quatre pattes en soufflant, et contempla ses doigts en sang ; il avait laissé des sillons écarlates dans la neige autour de lui... Levant la tête, il vit à quelques mètres un rocher en surplomb, planté horizontalement dans le talus. Ce serait une protection minimum contre les intempéries mais il ne vit rien de mieux dans l'immédiat. Il devait amener Erwin jusqu'à ce refuge de fortune.

Il se releva pesamment et retourna le corps de son supérieur inanimé. Il respirait encore, il le fallait. Livaï ne trouva rien de mieux pour tromper son angoisse que de le provoquer :

- "Si tu fais ça exprès pour me forcer à dégager, tu perds ton temps, grande perche !"

Il se tourna, attrapa les bras d'Erwin et parvint à le hisser sur son dos. Sa fatigue était extrême mais il se focalisa plutôt sur les mètres qu'il devait franchir avant d'atteindre l'abri. Il parcourut les derniers en rampant presque sur le sol. Mais, enfin, il entra en contact avec une surface à peu près sèche et non couverte de neige. Les grêlons cessèrent de le marteler.

Il installa Erwin à l'endroit le plus sûr et protégé de leur cachette. Si des titans se pointaient, ils les verraient, à coup sûr. Livaï espéra que cette météo infernale les dissuaderait de bouger et se permit de souffler un moment. Mais il n'avait pas encore terminé. Il prit le pistolet dans la veste d'Erwin et y enclencha le second fumigène. Il devait le tirer avant qu'il ne soit trop tard. S'il y avait une infime chance pour que quelqu'un le voit et les trouve, il devait la saisir. Il leva le bras de dessous le rocher et tira. Le boucan impitoyable de la grêle masqua même la détonation. Il imagina la traînée rouge sang s'élever au-dessus des arbres dans le ciel du soir...

- "Pourvu que la grêle ne la fasse pas retomber trop vite..."

Puis, son devoir accompli, il vint s'écrouler auprès d'Erwin sur la terre battue. Son fourreau lui meurtrissait la hanche mais il s'en moquait. Il était glacé. Il avait connu le froid très tôt dans sa vie, il l'avait enduré et vaincu à chaque fois ; mais celui-ci était d'une autre trempe. Il s'insinuait dans sa chair et ses os comme une lame tranchante. Il avait besoin d'une source de chaleur, et Erwin aussi. Il se traîna vers lui, s'accrocha à son torse, se hissa vers son visage.

- "C'est fait, chef... Hé... héé, Erwin, réveille-toi..."

Les lèvres de son supérieur avaient viré au bleu, et son corps paraissait totalement froid. Il n'avait plus la cape fourrée, il n'avait pas pensé à la ramasser. Elle était sans doute devenue totalement invisible maintenant.

- "Réveille-toi... me laisse pas...", supplia-t-il.

Pas de réponse. Alors Livaï se pencha sur Erwin, l'entoura de ses bras, et comme mu par une impulsion digne d'un acte final, il effleura de ses lèvres le front, puis la bouche pétrifiée, avant de perdre connaissance à son tour.

Les plaques de neige épaisse commencèrent à recouvrir leurs bottes entrelacées...


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