top of page
  • Photo du rédacteurfallen Raziel

Acte 1


La longue colonne d'explorateurs silencieux fendait les plaines enneigées depuis déjà plusieurs heures. Emmitouflés dans leurs capes et leurs manteaux fourrés, les cavaliers ressemblaient à d'étranges tas de chiffons informes sur le dos de leurs montures dociles. Des panaches de fumée s'élevaient parfois vers le ciel, seuls signes de la vie qui animaient encore les soldats en marche.

Mais il ne fallait pas s'y fier. Sous les couches de tissu, aucun d'entre eux ne somnolait. Chacun gardait les yeux fixés sur celui qui le précédait, les oreilles aux aguets, et les chevaux maintenaient un bon pas, capables de détaler à la moindre alerte. Leur épais poil d'hiver les protégeaient du froid et conservait leur sang chaud pour une éventuelle fuite en avant - ou en arrière.

Ce n'était pas à l'ordre du jour. Le major Shadis avait obtenu la permission d'entreprendre une dernière expédition avant la fin de l'année 844, afin de sécuriser une route sûre vers un avant-poste bien placé au sud-ouest du Mur Maria. Il avait compté sur l'activité restreinte des titans pour tenter de passer sans dommage. Ainsi, quand le redoux viendrait, l'itinéraire devrait se trouver encore assez dégagé. Il chevauchait en tête de la cohorte, guidant ses hommes dans la bonne direction, rendue malgré tout incertaine à cause de la neige qui recouvrait une partie du paysage. Mais les explorateurs avaient encore foi en leur leader malgré la débandade qu'était devenue leur dernière sortie, et comptaient sur lui pour les ramener chez eux une fois cette mission terminée. Les prévisions météo s'étaient révélées clémentes et aucun problème ne devait venir troubler le voyage.

Les titans ne faisaient pas partie de ces prévisions évidemment. Et les concernant, personne ne pouvait prévoir quoi que ce soit de façon sûre. Même le plus intelligent et observateur parmi les explorateurs.

Cependant, celui-ci ne se trouvait pas à l'avant de la colonne, mais à l'arrière, avec ses hommes. Près du chariot de queue, les cinq soldats de la meilleure escouade du bataillon d'exploration semblaient relégués à un rôle subalterne, qu'aucune stratégie ne pouvait expliquer. En temps normal, ils se seraient trouvés le long de la colonne, sur le côté droit, afin d'intercepter les titans, mais le major en avait décidé autrement cette fois.

Le chef de l'escouade, Erwin Smith, se reconnaissait aisément parmi les autres grâce à sa grande taille et son cheval aussi blanc que la neige alentour. Il gardait un regard vif sous sa vaste capuche, mais l'inutilité de sa position provoquait en lui une rage digne et silencieuse, qu'on ne pouvait déceler sur son visage impassible. En vérité, toute l'opération lui semblait une folie, car sa formation de détection à longue distance avait encore une fois été refusée pour cette sortie.

Une petite jument noire vint se coller au flanc de son étalon et il tourna la tête afin de tenter d'apercevoir Livaï, le visage presque totalement masqué par sa capuche fourrée. Il devinait son mécontentement de là où il était. Il le connaissait mieux maintenant et anticipait ses humeurs plus facilement. Il avait enrôlé dans son escouade cet ancien truand des bas-fonds après une suite d'évènements à la fois tragiques et miraculeux, et il mesurait encore à peine la chance qu'il avait eue de ne pas y avoir laissé sa peau. Pour des raisons compliquées, le savoir à ses côtés ne l'effrayait pas, même si quelques mois plus tôt, Livaï aurait donné tout ce qu'il possédait pour pouvoir lui couper la gorge. Le changement survenu dans son attitude avait intrigué Erwin, et malgré tout, il lui avait offert sa confiance de façon presque inconditionnelle.

"Presque", c'était le mot. Leur situation était si étrange... Erwin lui aurait confié sa vie sans hésiter et pourtant, il restait ce soupçon d'incertitude entre eux, ce doute constant sur l'adhésion de l'ex-bandit qu'il ne parvenait pas à renverser définitivement. Erwin aimait vivre dangereusement, pour tout un tas de raisons liées à son tempérament. Evoluer avec Livaï à ses côtés pimentait constamment son existence. Mais au fond de lui, il aurait bien aimé être absolument sûr...

... Certain que Livaï n'essaierait plus jamais de le tuer, dans son sommeil ou ailleurs. Il en avait eu l'occasion déjà, plus d'une fois, et pourtant...

- "Eh ! t'as fais quoi à Shadis pour qu'il nous punisse comme ça ?"

La voix colérique de Livaï s'élevait vers lui par volutes, comme son haleine. Il se tourna vers lui pour lui répondre :

- "C'est une basse vengeance. Il n'a pas apprécié que je sois contre cette sortie... J'en paie les conséquences..."

- On paie avec toi, là ! C'est pas vrai ce qu'on se fait chier ! J'suis sûr qu'ils se battent devant !" protesta Livaï.

- "Être une équipe, c'est être solidaire. Nous allons tous supporter cette humiliation en silence et faire notre travail avec sérieux."

Erwin montra le chariot du menton. Livaï soupira si fort que les oreilles duveteuses de sa jument frémirent.

- "Ce mec est nul. Il a un ego plus gros que ton derrière et celui de ton canasson réunis", persiffla Livaï. "Ta formation était parfaite, il fait juste son malin."

Erwin ne répondit pas mais approuva en silence. Il se contenta d'admirer la surface blanche à perte de vue reflétant les rayons d'un pâle soleil de fin d'année ; c'était décidément bien beau. L'image d'un monde parfaitement pacifié, sans aucun titan pour le troubler. Il se demanda un moment si Livaï avait déjà vu la neige. Il se souvenait de son regard qui lui avait paru émerveillé quand la colonne était sortie sur la plaine. Les champs enneigés à perte de vue avaient dû l'étonner ; l'effrayer aussi peut-être...

Non, Livaï ne s'effrayait jamais de rien. C'était aussi quelque chose qu'il avait deviné d'instinct chez lui, quand il l'avait vu pour la première fois. Livaï était comme un oiseau de proie ; il volait haut au-dessus des dangers et parvenait à les esquiver à chaque fois... Enfin, sauf ce jour-là où il l'avait transporté ensanglanté, le crâne ouvert, dans l'hôpital de campagne. Erwin avait eu peur de le perdre si vite...

Oui, il avait connu cette émotion pour la première fois depuis longtemps ; mais Livaï, lui, n'avait pas eu peur une seconde. C'était une sensation étrange de constater ce fait. Livaï était une personne à sa mesure. Il avait remarquablement récupéré de sa blessure, et il n'en restait qu'une cicatrice à peine rougie au-dessus de sa tempe.

Ils étaient l'un et l'autre deux forces de la nature destinées à se rencontrer et s'épauler. Pour combien de temps, Erwin l'ignorait. Mais il ne gâcherait pas une seule minute...

- "Chef, je crois que nous atteignons un point de passage délicat...", murmura Greta Elfriede à sa gauche.

Elle montrait du doigt une forêt de très hauts arbres sur leur droite. Les cimes feuillues se découpaient sur le fond gris clair du ciel, comme des lames affûtées. Les explorateurs savent que les forêts de ce type peuvent cacher toutes les menaces ; les arbres sont assez épais et hauts pour dissimuler des titans embusqués. Ils n'avaient croisé que peu d'entre eux jusqu'à présent, aussi les hommes d'Erwin raffermirent leur prise sur leurs poignées, prêts à parer au moindre danger. Si la tête de cohorte était parvenue à passer, rien ne garantissait que l'ennemi ne décide pas de s'en prendre à l'arrière, sans compter que les déviants avaient la fâcheuse manie de foncer sur les chariots. Cependant, la vue de cette forêt indiqua à Erwin que l'avant-poste devait être proche. Il se souvenait qu'il se trouvait quelques kilomètres après la partie sud des bois...

Erwin scruta les frondaisons avec un froncement de sourcils. Il vit une nuée d'oiseaux s'envoler...

- "Mauvaise idée, nous ne devrions pas passer par là..."

- "Tu veux qu'j'aille à l'avant pour le dire à cette tête de pioche ?" demanda Livaï.

- "Non, reste ici. Si nous sommes attaqués, le chariot doit avoir les meilleurs protecteurs. Steffen !"

Le jeune soldat se rapprocha de son chef.

- "Va trouver Keith et dis-lui que la voie n'est pas sûre de ce côté. Il faut plutôt obliquer vers le plein sud pour éviter la proximité de cette forêt trop broussailleuse à mon goût..."

Steffen s'éloigna au galop et l'escouade se retrouva à quatre. Mike Zacharias, le visage en l'air, huma le vent.

- "Je sens les ennuis. Il y'en a dans ces bois, qui nous épient", conclut-il.

- "Si j'avais été en tête avec lui, nous aurions pu obliquer bien avant. Il ne nous a jamais fait frôler la forêt d'aussi près sans nous êtres assurés qu'elle ne contenait pas de danger..."

- "Si j'ai bien compris, on s'met en position de combat ?" dit Livaï en commençant à s'accroupir sur sa selle.

- "Attends encore quelques minutes, si Keith a bien eu le message, nous aurons commencé à bifurquer, ou à accélérer l'allure pour nous sortir de ce guêpier... Mais pourquoi personne à l'avant ne lui a dit que... Hanji rêvasse ou bien ?..."

- "Tu parles ! Elle serait du genre à lui avoir conseillé de s'rapprocher pour mieux voir ses "bébés" ! " se moqua Livaï.

- "Ne la juge pas si mal. Elle n'est pas si inconsciente..."

- "Tu crois vraiment ?"


Un souffle glacé et anormalement violent souleva des plaques de neige devant les sabots de leurs chevaux. Un nuage plus gris que les autres avait commencé à se déplacer au-dessus du bataillon, masquant le ciel jusqu'alors plutôt dégagé.

- "Et voilà, on est vernis ! Tu vas voir qu'on va se taper une tempête !"

- "Ce n'est pas au programme, normalement les prévisions..."

- "J'emmerde tes prévisions, ils se gourent tout le temps, à croire qu'ils veulent qu'on s'fasse tuer !"

Livaï ajusta sa capuche sur son front en la tenant bien fermement pour empêcher le vent de l'emporter. Mike renifla encore une fois tout en scrutant les nuages noirs qui se précipitaient vers eux.

- "Je crois que le nabot a raison, ça sent la chute de neige avec grand vent..."

- "Nabot ?! Va te faire... Aaah, tu vois, même ce cul de géant est capable de faire mieux en météo ! On va se prendre une saucée et y a des titans dans le coin !"

Erwin réfléchit à toute allure mais cela n'empêcha pas les premiers flocons de leur cingler le visage. Et la colonne continuait toujours dans la même direction. Ce qui était inquiétant. Les explorateurs livraient-ils bataille à l'avant ? Keith était-il dans l'incapacité de changer de cap ? Erwin murmura pour lui-même "non, cela ne va pas se produire, pas encore..."

Pendant qu'il se posait ces questions, quelque chose se passa. Les explorateurs qui se trouvaient devant eux disparurent tout à coup, comme aspirés dans un brouillard soudain. Des cris et des bruits de combat leur parvinrent de plusieurs directions et Erwin envisagea que la troupe ait été disloquée à l'avant. Pire encore, leur visibilité se réduisait à vue d'oeil. Erwin fit signe au conducteur du chariot de stopper ; le pauvre garçon tremblait de tous ses membres.

Il devait prendre une décision rapide. Plus que rapide car en se tournant sur sa selle, il découvrit bien vite des silhouettes noires gigantesques qui se rapprochaient. Comment pouvaient-ils se déplacer dans ce blizzard ? Il dut hurler pour se faire entendre :

- "Mike ! Toi et Greta, vous escortez le chariot en faisant en sorte de rejoindre les autres ! Livaï et moi restons en queue pour couvrir votre fuite ! Ces titans seront sur nous dans un instant !"

- "Tu devrais plutôt aller à l'avant et laisser le nain et moi nous charger de ces monstres ! " protesta Mike en criant.

- "Non, c'est mon rôle de chef de rester jusqu'au bout et d'assumer le danger ! J'ai besoin de toi pour veiller à ce que le chargement reste intact ! Si je laisse mes deux meilleurs soldats ici" - il désigna le conducteur du menton -, "ce pauvre gars n'en sortira pas vivant !"

Il jeta un coup d'oeil sur Livaï qui semblait soudain paralysé. Pas effrayé, mais un souvenir douloureux flottait dans ses yeux grands ouverts aussi gris que le ciel ; sa bouche semblait murmurer des propos incompréhensibles.

- "Livaï ! Tu es avec moi ? Allons arrêter ces titans avant que l'on ne puisse plus manoeuvrer !"

- "Je te suis, chef !"

Tandis que le reste de l'équipe disparaissait dans le brouillard, Livaï et Erwin tournèrent bride, faisant face à la menace imminente. Tout semblait très calme malgré le blizzard qui commençait à se déchaîner. Les titans avançaient lentement, sans se presser, persuadés sans doute que leurs deux proies ne chercheraient pas à s'échapper. Ce n'était pas la première fois qu'ils tiraient l'épée ensemble, mais les circonstances étaient assez dramatiques cette fois.

A bien y réfléchir, le drame faisait partie de leur vie et ils l'acceptaient.

Erwin distingua l'éclair des épées de Livaï, et il dégaina lui aussi, attendant le bon moment. Quand les silhouettes leur parurent assez proches, ils décollèrent de leurs selles et fondirent sur leurs cibles, fendant même le brouillard de leurs lames acérées. Erwin rencontra la jambe de l'ennemi et la sectionna d'un coup. Les titans dégageaient une chaleur assez forte pour dissiper la tempête de neige autour d'eux quelques instants, ce qui leur permit de voir assez clair pour frapper. Il devina que Livaï avait donné le coup de grâce car la masse titanesque s'abattit à quelques pas de lui. Il se porta aussitôt vers la prochaine cible en s'élançant du cadavre, qui aurait disparu dans une minute.


Erwin était un parieur. Et il pariait que cette forêt cachait encore d'autres titans, comme s'ils avaient attendu le changement de temps pour entrer en action. Le soleil était leur principale source énergie motrice et Erwin n'expliquait pas comment une telle chose pouvait arriver. Mais il était aussi un homme d'action. Alors les questions attendraient. Le plus important était de stopper la progression de ces monstres pour les empêcher de rejoindre le reste de la colonne.

Et si elle était déjà décimée ? Il repensa au fiasco de la dernière expédition, aux morts trop nombreux, aux mauvaises décisions de Keith, qui avaient été en partie les siennes... Il ferma les yeux sous une bourrasque et laissa son instinct guider sa lame vers la cheville de sa cible. Pas question que cela se reproduise, pas aussi tôt, pas... maintenant...

Il entendit un juron lâché au-dessus de sa tête alors que le dernier titan tombait déjà à terre. Mais où était Livaï ? Il leva les yeux et l'aperçut, suspendu à une branche. Ils avaient atteint la forêt, alors que Erwin avait fait en sorte d'éviter cela autant que possible. Leur visibilité était si mauvaise à présent qu'il ne s'était pas rendu compte de leur progression. Il essaya de grimper et de s'arrimer lui aussi à une branche épaisse, afin de rejoindre son compagnon. Il pouvait voir que Livaï haletait, les cheveux constellés de neige, les yeux dans le vague. Il se protégeait le visage avec son bras. Tout comme lui, il avait perdu sa cape durant le combat.

- "On devrait rejoindre les autres, non ?!" hurla Livaï par-dessus les rafales de vent froid.

- "Si on peut y arriver ! Il me faut un moment pour nous repérer !"

- "Fais vite alors ! Y'en a d'autres qui arrivent !"

Sans demander ses ordres, Livaï se jeta au visage du titan qui se ruait sur eux. L'arbre sur lequel ils se trouvaient ne les mettait pas à l'abri, à cause de son manque de hauteur. Erwin chercha un perchoir plus élevé afin de mieux situer l'itinéraire de repli. Pendant ce temps, Livaï tombait les titans par paquet dans son dos et savoir son camarade aux prises avec l'ennemi sans pouvoir l'aider le tourmentait. Mais il devait leur trouver une voie de fuite !

Erwin plissa les yeux, scruta les alentours mais tout était blanc et brouillé. Il lui sembla se trouver bien plus engagé dans la forêt qu'il ne lui avait semblé au début. Il sentait ses yeux geler à force de les écarquiller. Incapable de retrouver la route, il décida de revenir vers Livaï. Un nouveau titan s'agrippa à l'arbre où il se tenait réfugié et le fit tanguer dangereusement. Livaï lui trancha la nuque rapidement. Le petit homme planta son grappin près de lui.

- "Laisse-moi deviner. On est paumés, hein ?" demanda-t-il à son supérieur.

- "Pas encore, si ces titans veulent bien nous laisser tranquilles une minute, je peux nous tirer de là..."

- "Il me reste des lames, mais je sais pas pour le gaz..."

- "Je te donnerai le mien s'il le faut."

- "Arrête tes conneries, ça reviendrait à te condamner ici, je vois même plus nos chevaux... Avec cette neige, ils doivent s'être barrés pour retrouver les autres..."

Livaï siffla vaillamment mais même les oreilles de leurs courageuses montures ne pouvaient détecter un son si ténu dans cette tempête.

- "Ok. En clair, on est mal", conclut Livaï.

Pourtant Erwin ne sentait pas encore le découragement dans sa voix. Cela lui redonna de l'assurance.

- "Livaï, essayons d'atteindre cette cime là-bas, tu la vois ?" Erwin désigna un arbre plus haut que les autres. "D'ici, je peux peut-être nous orienter..."

Il n'avait pas plus tôt fini sa phrase que la base de leur perchoir se mit à craquer, et le tronc bascula dans le vide en-dessous d'eux. Livaï, les muscles en tension et toujours en équilibre, eut le réflexe de s'éjecter, mais Erwin, au repos, ne l'eut pas assez vite. Des branches fouettèrent son visage cruellement, tandis que son grappin s'enroulait sur lui-même au moment où il le projetait. Il eut la vision cauchemardesque de deux yeux rougeoyants trouant l'espace gris et noir entre les arbres, et d'une bouche béante et dentue qui se dirigeait vers lui. Un déviant ! Un choc fracassa son dos, fit résonner ses os, une grosse branche heurta sa tête... Ses mains se refermèrent sur le vide, dans un mouvement instinctif et convulsif pour attraper quelque chose.

Il entendit son nom hurlé au loin par une voix paniquée... Puis le néant.


1 vue0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Acte 4

Post: Blog2_Post
bottom of page