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  • Photo du rédacteurfallen Raziel

Acte 3


Ils marchaient depuis un bon moment déjà quand se présenta leur première occasion de refuge. Un renfoncement assez large pour leur permettre de s'y glisser - peut-être l'ancienne tanière d'un ours - avait été creusé dans un haut talus abrupt. Les racines des arbres qui poussaient dessus avaient transpercé le plafond terreux et elle semblait inhabitée depuis un moment. Cependant, Livaï ne voulut pas prendre de risques et Erwin le laissa aller vérifier lui-même ce qu'il en était.

Il regarda le petit homme disparaître dans le trou et guetta la moindre alerte. Mais Livaï ressortit bien vite en époussetant son pantalon maculé de terre.

- "C'est pas très profond mais c'est suffisant pour nous abriter", conclut-il. "T'es toujours d'accord pour faire une pause ?"

Livaï faisait semblant d'être en forme mais Erwin savait qu'il était épuisé après l'avoir soutenu pendant tant de temps.

- "Cela vaudrait mieux. Si mes sens ne me trompent pas, nous risquons d'essuyer d'autres bourrasques sous peu. Autant nous cacher là le temps que cela passe."

Livaï regarda le ciel, et effectivement des nuages plus chargés annonçaient encore des chutes de neige. Mais il n'était peut-être pas encore trop tard pour signaler leur présence. Il aida Erwin à se déplacer vers leur refuge de fortune, et une odeur de fauve sauta au nez du chef d'escouade. Un carnassier de bonne taille avait bien dû vivre ici un moment, mais il ne restait aucune trace matérielle de son passage. Seule l'odeur forte demeurait. Elle ne semblait pas déranger Livaï cependant, signe que son subordonné ne pensait qu'à se reposer à l'abri ; autrement, ce type d'odeur n'aurait pas manqué de l'incommoder.

Il le sous-estimait un peu trop sur ce point peut-être. Livaï avait vécu dans les bas-fonds toute sa vie, il avait déjà dû sentir tous les effluves les plus malodorants possibles et imaginables ; celui-ci ne faisait juste pas partie de ceux qu'il jugeait mauvais.

Installé contre un matelas de mousse, Erwin regarda Livaï s'emparer des fumigènes colorés et les comparer. Il se demandait quelle couleur choisir.

- "Dis-moi ce dont nous disposons", intervint Erwin pour le soulager.

- "Noir ou rouge."

- "Hmm... utilise le noir, il fait encore assez clair pour espérer que quelqu'un le verra. Le rouge sera plus efficace en fin de journée."

Livaï s'exécuta et plaça le fumigène dans le pistolet. Ils se bouchèrent tous les deux les oreilles et le signal fusa entre les arbres vers le ciel métallique. La traînée sombre se perdit ensuite au loin en retombant quelque part dans la forêt. Ceci fait, Livaï vint rejoindre Erwin dans la petite caverne.

- "J'espère que le propriétaire des lieux ne s'offusquera pas qu'on lui emprunte son trou un peu. S'il revient...", s'inquiéta Livaï.

- "Il y a peu de chances, cette tanière semble abandonnée, les ours changent souvent d'endroit pour chasser."

- "Tu as l'air de t'y connaître. J'ai jamais vu d'ours, moi."

Livaï se glissa près de lui et sa chaleur vint s'ajouter à la sienne dans cet espace confiné.

- "Me retrouver sous terre, encore... Quelle plaie", grogna Livaï.

- "Nous n'y resterons pas longtemps. Juste pour nous réchauffer et manger un morceau. Si nous ne sommes pas secourus dans l'heure qui vient, alors c'est que le signal aura été vain."

- "Il faudra nous trouver un autre coin comme celui-ci. Pour passer la nuit, c'est pas si mal, c'est abrité. Tu crois qu'on peut faire un feu ?"

- "Pas trop à l'intérieur pour ne pas nous enfumer. Mais un bon feu ne serait pas de refus, si tu arrives à trouver du bois sec."

- "J'vais voir ça."

Livaï ressortit de la grotte et partit à la recherche de combustible. Pendant ce temps, Erwin regarda autour de lui afin de dénicher des cailloux adéquats pour produire au moins une étincelle. Il avait trouvé de quoi faire quand Livaï revint avec des brindilles dans les bras. Erwin resta fixé sur ses genoux sales.

- "Tu es quitte pour un bon lavage intégral à notre retour", plaisanta-t-il.

- "C'est bon, un peu de saleté va pas me tuer, je peux le supporter si j'ai pas le choix."

- "Je le sais bien, je te taquine."

- "Fais donc plutôt du feu avec ça", dit Livaï en laissant tomber les brindilles là où le vent ne risquait pas d'éteindre les flammes.

- "Tu ne sais pas le faire ?"

- "Si, mais... j'aime pas trop jouer avec le feu, c'est pas mon truc. Si tu peux t'en charger, ça m'arrangerait."

- "Bien, je vais essayer."

Erwin se traîna jusqu'au tas de bois et assembla les branches de façon satisfaisante. Puis il choqua les cailloux l'un contre l'autre et de petits éclats de lumière jaillirent bientôt, éclairant la cavité. Erwin se demanda si le bois n'était pas trop humide, car les flammes ne parvenaient pas à prendre. Livaï déchira un bout de sa chemise et le plaça dans le foyer. Le tissu sec prit feu facilement et communiqua sa petite flambée au reste du tas de bois. Une flammèche s'éleva bientôt, puis grandit un peu avant de s'arrêter à une taille convenable.

Les deux hommes placèrent leurs mains gelées autour du brasier et aussitôt leur humeur se réchauffa aussi. Livaï restait les yeux fixés sur le feu, mais sans trop s'en approcher, alors qu'Erwin prenait un plaisir indécent à la chaleur nouvelle. Le chef devinait des souvenirs traumatiques sur le visage de son subordonné ; il ne savait pourquoi, mais il réussissait toujours à déceler ces moments où Livaï se plongeait dans son passé et se rappelait des choses tristes. Il l'avait arraché à cette ancienne vie, un peu de force, il devait le reconnaître. Livaï lui avait-il déjà dit qu'il le regrettait ? Des regrets, il aurait eu toutes les bonnes raisons d'en avoir, mais il ne se plaignait jamais.

Erwin se mit à craindre que Livaï ne soit un jour capable de déceler ceci en lui aussi... Son passé, dont il gardait les détails bien enfermés dans son coeur... Il devait faire en sorte que cela n'arrive jamais. Mais il se sentait tiraillé : il désirait la confiance de Livaï, un certain degré d'intimité avec lui, comme ils l'avaient déjà connu à certaines occasions précieuses ; mais il voulait aussi lui cacher certaines choses. Etait-ce compatible ? Pourrait-il continuer ce petit jeu d'équilibriste longtemps s'ils continuaient de se rapprocher ?

- "Je sais faire du feu, ma mère m'a montré quand j'étais petit", prononça lentement Livaï, la voix caverneuse. "Mais à la maison c'était toujours elle qui le faisait, elle avait peur que j'me brûle..."

- "Elle m'a tout l'air d'une mère exemplaire...", répondit Erwin sur le même ton.

- "Kenny était moins d'ce genre-là, il me laissait tout faire à la planque. Mais peu de temps après son départ, je... j'ai fait des cauchemars à propos du feu."

- "Tu veux en parler ?..."

- "Non, non, c'est déjà bien assez, j'aurais pas dû ouvrir ma gueule, ça t'regarde pas."

Il observa Livaï sortir sa ration de sa poche et commencer à mâchonner en silence. Son visage blanc flottait dans les flammes en face de lui, lui donnant la désagréable impression qu'il fondait, se disloquait dans le feu... Pour ne plus voir ça, il attrapa sa propre barre de protéines et mordit dedans. Ca n'avait aucun goût comme d'habitude mais ils devaient reprendre des forces. La chaleur du feu de camp avait ramené les sensations dans sa jambe engourdie et il posa sa nourriture pour se masser la cuisse. C'était plus bas, dans le mollet. Il n'y avait rien de cassé apparemment, mais marcher ou voler seraient très difficile pour le moment.

- "T'as encore mal ?" demanda doucement Livaï en contournant le foyer.

- "Ce n'est pas vraiment de la douleur, j'ignore ce que j'ai exactement..."

- "Force pas, tu vas tout aggraver. J'vais jeter un oeil."

Livaï se plaça près de sa jambe et enleva sa botte en douceur. Puis il releva le bas du pantalon et tous deux remarquèrent une longue lacération violacée sur le mollet et le genou. Livaï siffla de surprise et Erwin se résolut à regarder à contrecoeur.

- "C'est pas joli", constata son subordonné. "Tu dois avoir des lésions internes ou un truc comme ça."

- "Tant que l'os n'est pas cassé, c'est l'essentiel."

- "Ouais, mais tu vas pas pouvoir marcher jusqu'à c'qu'on sorte d'ici."

- "Désolé de t'imposer ça..."

- "Arrête de t'excuser, j'suis le mieux loti de nous deux."

Livaï regarda un instant son dispositif de manoeuvre posé dans un coin. Erwin devina ce qu'il pensait et décida de prendre les devants avant que la nécessité se produise sans qu'ils en aient parlé sérieusement.

- "Livaï, écoute", commença Erwin. "Si ma présence devient un poids pour toi, tu devras t'envoler dans cette direction et aller chercher de l'aide. Il est hors de question que tu risques ta vie pour moi si ça tourne mal."

- "C'est une option, ouais."

Cette réponse heurta Erwin plus qu'il ne l'aurait voulu. Mais c'était du bon sens et il ne pouvait lutter contre.

- "Cela dit, j'sais pas si j'aurais assez de gaz pour ça. En plus je connais pas cette forêt, je pourrais pas te retrouver..."

- "Si tu amènes les autres avec toi, vous pourrez toujours essayer."

- "Tu seras plus qu'un bloc de glace bon à jeter à c'moment-là."

- "Si c'est mon destin..."

- "Arrête de parler comme un vieux bouquin prétentieux, t'as encore trop d'choses à faire pour crever."

Erwin déglutit de façon très visible. Il avait la gorge sèche mais n'avait rien à boire à portée de main. Livaï l'observait attentivement.

- "Je reviens", annonça-t-il brusquement.

Il sortit de nouveau de la tanière et Erwin le vit s'accroupir dans la neige, à l'entrée. Après quelques secondes, le petit homme revint avec sa boîte de ration en métal pleine de neige, qu'il fit chauffer un peu, près des flammes. Une fois la neige fondue, il tendit la boîte à Erwin.

- "Elle est plus très fraîche mais elle est pure au moins. Je le faisais en hiver en bas quand j'avais besoin d'eau propre."

Erwin but avidement et cela calma sa soif.

- "Elle est plus fraîche que tiède en vérité", jugea Erwin en lui rendant le récipient. "Le goût est agréable."

Livaï retourna dehors afin de boire à son tour et Erwin resta pensif un moment, fixant le dos de son subordonné. Il ajusta la cape fourrée sur lui et sentit un début de somnolence le gagner.

- "Tu veux dormir ?"

Livaï était revenu et se tenait à genoux devant lui. Il semblait un peu transi et plus pâle que d'habitude. Erwin écarta un pan de la cape, invitant Livaï à s'y blottir à ses côtés.

- "Il vaut mieux éviter de dormir ici", conseilla Erwin. "Le froid est traître, nous pourrions ne jamais nous réveiller."

- "Je dors toujours sur une seule oreille."

- "Très bien, tu me réveilleras quand le blizzard sera passé."

Livaï se déplaça et Erwin changea de position pour lui permettre de s'installer à côté de lui. Le petit homme baissa les yeux au sol, en adoptant un étrange point de vue en biais selon un angle insolite, et se mit à rire nerveusement.

- "Si tu voyais l'état de ton cul, tu t'moquerais pas d'mes genoux ! J'te jure, on dirait que tu t'es assis dans une bouse de vache fraîche !"

- "Tant qu'il n'y a pas l'odeur qui va avec, ça va !"

La soudaine légèreté de leur plaisanterie éclipsa un instant de son esprit les épreuves qui les attendaient encore. Car selon ses estimations, la lisière de la forêt était encore loin. Mieux valait pourtant évoluer sous les arbres où les abris pouvaient se multiplier plutôt que dans la plaine exposée et nue où rôdaient les titans. Il se persuada d'avoir pris la bonne décision.

Il sentit une pression douce et chaude sur son épaule. Livaï avait appuyé sa tête contre lui, et ses cheveux lui chatouillaient le cou et la joue. Il sentit les mouvement de sa mâchoire tandis qu'il disait, d'une petite voix :

- "J'vais pas t'abandonner comme ça. J'ai confiance en ton jugement, je sais qu'tu vas nous sortir de là..."

Il avait une envie intense de passer ses doigts dans la chevelure si douce et brillante de son subordonné... Il laissa sa main s'y égarer un instant ; Livaï n'y réagit pas. Alors il continua un moment, puis reposa ses doigts sur la nuque de son compagnon, alors que le sommeil le saisissait.

Le blizzard faisait de nouveau rage.

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